Le Bien commun

par E. H. le Bouteiller

La notion de « bien commun » est ignorée du plus grand nombre et il n’en est guère question dans le vocabulaire des partis ou des penseurs politiques célèbres. Cependant, ceux qui l’invoquent, autour de la formule « l’action politique doit avant tout être au service du bien commun », la disent primordiale.

Cette notion relève de la philosophie politique héritée d’Aristote, et fut développée par ses commentateurs médiévaux. Elle a été totalement abandonnée de la pensée politique, mais l’Eglise continue de la considérer comme capitale dans sa doctrine sociale. Dans les milieux catholiques traditionnels, on a ainsi l’habitude de présenter des conférences de formation politique en définissant le bien commun comme finalité de la société civile. La fin étant la cause des causes selon Aristote, le bien commun est conçu comme fondamental en effet. Mais la tradition de philosophie politique a été tellement malmenée et ignorée depuis des décennies que beaucoup de ceux qui utilisent l’expression de bien commun ne savent plus ce qu’elle signifie. Beaucoup l’évoquent à leur gré sans la connaître : c’est ainsi qu’on l’identifie tantôt avec l’intérêt général, tantôt avec l’ordre public ou bien un idéal de perfection chrétienne des citoyens, ou encore avec les conditions de leur épanouissement individuel.
Qu’en est-il réellement dans une pensée politique aristotélicienne, qui s’enracine dans la définition de ce que sont la vérité et le bien de l’homme ?

Le bien commun est la cause finale de la société

Au début de la Politique,  Aristote définit le bien commun comme la fin de la société. Mais il ne définit que très sommairement ce terme de bien commun qu’il considère sans doute comme évident. Il précise cependant que la vie heureuse est la fin de la société(1)Aristote, Politique, livre III chap 6.. Le bien commun est donc le bonheur commun des hommes vivant ensemble. Dans l’Ethique, la fin de l’agir personnel était déjà le bonheur, ce qui donnait son sens et son but à la morale individuelle. La politique étant du même ordre que l’éthique — celui des sciences pratiques —, il est logique que ce soit également le bonheur qui soit l’objectif, en considérant l’ordre et l’ajustement de l’agir des hommes, cette fois-ci en tant qu’ils vivent ensemble.

Qu’entend Aristote en parlant de « bien », associé au bonheur ?

En philosophie de la nature, le mot « bien » désigne l’accomplissement de la puissance d’une chose : le bien s’identifie à ce vers quoi les choses tendent en conformité avec ce qu’elles sont et doivent être. Par exemple, grandir et apprendre sont le bien de l’enfant qui évolue vers son état adulte ; et ses activités seront bonnes dans la mesure où elles lui permettent de poursuivre ce but qui est la croissance de son être. Une chose se met naturellement en mouvement vers ce qui lui est bon et représente son bien : le bien et la finalité se correspondent. Ainsi, le bien de la société sera sa cause finale, c’est-à-dire ce vers quoi elle doit tendre.(2)se référer au numéro 8 de L’Héritage (page 7) sur « les quatre causes ». En ligne ici. Le bien commun donne son sens à la vie sociale, car si une chose ne se développe pas en fonction de son but elle est vaine et absurde, comme une chaise qui serait conçue par un menuisier ignorant que sa création servira à s’asseoir.

Saint Thomas d’Aquin définit dans son commentaire de l’Ethique : « La fin de la politique est le bien humain, c’est-à-dire ce qu’il y a de meilleur dans les choses humaines. » Ce bonheur terrestre aussi complet et aussi parfait que possible est celui de toute une multitude humaine formant un ensemble. Il correspondra à la synthèse de ce que les bons citoyens doivent désirer de meilleur à leur patrie.(3)Cf R.P. de Broglie, la doctrine de saint Thomas sur le fondement communautaire de la chasteté, AFS n°90.

La société est un tout d’ordre dont chaque citoyen est une partie

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Notes   [ + ]

1. Aristote, Politique, livre III chap 6.
2. se référer au numéro 8 de L’Héritage (page 7) sur « les quatre causes ». En ligne ici.
3. Cf R.P. de Broglie, la doctrine de saint Thomas sur le fondement communautaire de la chasteté, AFS n°90.

Les quatre causes

Il peut être utile de présenter quelques précisions sur le vocabulaire philosophique.

A la suite d’Aristote, saint Thomas d’Aquin recourt aux « quatre causes », qui permettent d’analyser précisément « tout être corporel substantiel, quel qu’il soit » : les causes matérielle, formelle, efficiente et finale.

– La cause matérielle est ce qui, dans le sujet, est susceptible de recevoir une détermination : la matière utilisée.
– La cause formelle est ce en quoi l’effet est, ce qui fait qu’il est ce qu’il est ; c’est ce que l’être représente, la définition de la chose.
– La cause efficiente est ce qui effectue le changement ;
– La cause finale est ce vers quoi le changement se produit.

Les deux premières causes sont dites « intrinsèques » en ce qu’elles constituent le sujet en son être même, et les deux dernières causes sont dites « extrinsèques », car elles ne sont pas constitutives de l’être de la chose.
Prenons un exemple pour illustrer cela.

Soit un sculpteur travaillant un bloc de marbre ; ce dernier est la matière : elle est informe (par rapport à l’objet désiré).
L’artiste taille le bloc, à l’aide de son burin : il lui donne une forme et en fait, par exemple, une statue. Matière et forme sont les causes intrinsèques ou internes à l’objet.
Le sculpteur qui impose la forme à la matière est, quant à lui, la cause efficiente.
Si l’on veut cerner complètement la réalité, il convient de distinguer à côté du sculpteur – cause efficiente -, le burin dont il se sert, et qui reçoit le nom de cause instrumentale. Mais cette statue a un but : décorer une pièce, par exemple ; c’est la cause finale.
Cause efficiente et cause finale sont extérieures à l’objet, c’est pourquoi les philosophes les nomment extrinsèques.

[tiré de L’Héritage n°8]


Le corps mortel est régi par l’âme immortelle

par Saint Athanase, IVe siècle

Comment, puisque le corps est naturellement mortel, l’homme raisonne-t-il sur l’immortalité, et désire-t-il souvent la mort pour la vertu ?
Ou encore, comment, puisque le corps est éphémère, l’homme se représente-t-il les réalités éternelles au point de mépriser les choses présentes, et de tourner son désir vers les autres ?

Le corps ne saurait de lui-même raisonner ainsi sur lui-même, ni sur ce qui est extérieur à lui : il est mortel et éphémère ; il faut donc nécessairement qu’il y ait autre chose qui raisonne sur ce qui est opposé au corps et contraire à sa nature.

Qu’est cela encore une fois, sinon l’âme raisonnable et immortelle ? Et elle n’est pas extérieure au corps, mais lui est intérieure — comme le musicien qui avec sa lyre fait entendre les meilleurs sons. Comment encore, l’œil étant naturellement fait pour voir et l’oreille pour entendre, se détournent-ils de ceci et préfèrent-ils cela ?

Qu’est-ce qui détourne l’œil de voir ? ou qui empêche l’oreille d’entendre, alors qu’elle est faite naturellement pour entendre ? Et le goût, naturellement fait pour goûter, qu’est-ce qui souvent l’arrête dans son élan naturel ? La main, naturellement faite pour agir, qui l’empêche de toucher tel objet ? L’odorat, fait pour sentir les odeurs, qui le détourne de les percevoir ? Qui agit ainsi à l’encontre des propriétés naturelles des corps ? Comment le corps se laisse-t-il détourner de sa nature, et conduire par les avis d’un autre, et diriger par un signe de lui ?

Tout cela montre que seule l’âme raisonnable mène le corps. Le corps n’est point fait pour se mouvoir lui-même, mais il se laisse conduire et mener par un autre, comme le cheval ne s’attelle pas lui-même, mais se laisse diriger par celui qui l’a maîtrisé. Aussi y a-t-il des lois chez les hommes, pour leur faire faire le bien et éviter le mal ; mais les êtres sans raison ne peuvent ni raisonner ni discerner le mal, puisqu’il sont étrangers à la rationalité et à la réflexion raisonnable.

Ainsi les hommes possèdent une âme raisonnable ; je pense l’avoir montré par ce qui vient d’être dit.

Que l’âme soit aussi immortelle, la doctrine de l’Eglise ne peut l’ignorer, pour trouver là un argument capable de réfuter l’idolâtrie. On parviendra de plus près à cette notion, si l’on part de la connaissance du corps et de sa différence d’avec l’âme. Si notre raisonnement a montré qu’elle est autre que le corps, et si le corps est naturellement mortel, il s’ensuit nécessairement que l’âme est immortelle, puisqu’elle est différente du corps.

De plus, si, comme nous l’avons montré, c’est l’âme qui meut le corps, sans être elle-même mue par d’autres, il s’ensuit que l’âme se meut elle-même, et qu’après que le corps a été mis en terre, elle se meut encore par elle-même. Car ce n’est pas l’âme qui meurt, mais c’est quand elle se sépare de lui que meurt le corps. Si donc elle était mue par le corps, il s’ensuivrait que, le moteur s’éloignant, elle mourrait ; mais si c’est l’âme qui meut le corps, à plus forte raison elle se meut elle-même. Et si elle se meut elle-même, nécessairement elle vit après la mort du corps. Car le mouvement de l’âme n’est pas autre chose que sa vie, de même aussi que nous disions que le corps vit quand il est en mouvement, et que c’est la mort pour lui quand il cesse de se mouvoir. On verra cela encore plus clairement à partir de l’activité de l’âme dans le corps.

Quand l’âme est venue dans le corps et lui est enchaînée, elle n’est pas resserrée et mesurée par la petitesse du corps, mais bien souvent, alors que celui-ci est couché dans son lit, immobile, et comme endormi dans la mort, l’âme, selon sa propre vertu, est éveillée, et s’élève au-dessus de la nature du corps; comme si elle s’en allait loin de lui, bien que restant dans le corps, elle se représente et contemple des êtres supra-terrestres ; souvent même elle rencontre ceux qui sont au-dessus des corps terrestres, les saints et les anges, et s’en va vers eux, se confiant dans la pureté de l’esprit.

Comment donc, à plus forte raison, détachée du corps quand le voudra Dieu qui l’avait liée à lui, n’aura-t-elle pas une connaissance plus claire de l’immortalité?

Si, quand elle était liée au corps, elle vivait une vie étrangère au corps, à plus forte raison, après la mort du corps, elle vivra et ne cessera de vivre, parce que Dieu l’a ainsi créée par son Verbe, notre Seigneur Jésus-Christ. C’est pourquoi elle pense et réfléchit aux choses immortelles et éternelles, puisqu’elle aussi est immortelle. De même que, le corps étant mortel, ses sens contemplent des choses mortelles, ainsi l’âme qui contemple des réalités immortelles et raisonne sur elles, doit-elle nécessairement être immortelle et vivre éternellement.

Les pensées et considérations sur l’immortalité ne la quittent jamais, mais demeurent en elle comme un foyer qui assure l’immortalité. C’est pourquoi elle a la pensée de la contemplation de Dieu, et devient à elle-même sa propre voie ; ce n’est pas du dehors, mais d’elle-même qu’elle reçoit la connaissance et la compréhension du Verbe de Dieu. »

Contre les Païens, 32 – 33.
[tiré de L’Héritage n°1]

Prière :
Dieu, Tu nous a donné une âme immortelle qui nous distingue des créatures irrationnelles. Aide-nous à la préserver de l’influence du mal et de tout ce qui puisse la salir et l’éloigner de Toi.
Fais-la jouir de ta vérité et accorde-lui de reposer un jour en Toi pour l’éternité. Nous te le demandons par Jésus le Christ notre Seigneur.

Par l’Athénée Pontifical « Regina Apostolorum »